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[Fiction] Un temps pour tout

  • Photo du rédacteur: Oriane
    Oriane
  • 23 juin
  • 7 min de lecture

J’ai tout préparé. Les serviettes sont pliées, les couverts disposés, les verres retournés. Je suis en ordre : habillée, coiffée et légèrement maquillée. L’appartement est propre, le bazar m’est inconnu aujourd’hui. J’ai même mis un fond musical. Aucun doute : la guitare acoustique plaira à mes invités. 


En réalité, rien ne peut échapper à leurs goûts, puisque tout est pensé pour eux. Mamie aura son coussin de plus sur sa chaise, papi, son pain de seigle, et mon cousin pourra garder un œil sur son fils dans le salon. Mes parents ont choisi le menu du jour, et j’ai fait chaque plat exactement comme ils voulaient. 



Le déjeuner de famille, c’est un pli à prendre. Surtout dans la mienne où la tradition se perpétue depuis des années. C’est aussi une réunion de personnalités et de générations, un repas occasionnel. Le rendez-vous rêvé pour raconter ses dernières péripéties - ou pas. Il y a les annonces qui surprennent, les tensions qui échauffent, les questions qui reviennent. Un certain coup de pression à sa préparation. En fin de compte, des sentiments mitigés.

J’étais moi aussi hésitante à l’idée de l’organiser, mais avec les instructions de mes parents, je me suis dit : « simple comme bonjour ».


Je ne mets les petits plats dans les grands qu’à de rares occasions. Pour tout avouer, ma crémaillère s’est déroulée 3 mois après mon emménagement, et ce n’est même pas moi qui en suis à l’origine. Moi, Maya, je me suis engagée à ne pas dévaliser les magasins de belles décorations d’intérieurs. Comme je n’ai tenu ma promesse qu’à moitié, j’ai plusieurs pièces de vaisselle, mais pas assez pour tout un régiment. Et puis, j’aime recevoir simplement ; cela plaît à mes amis, peu regardants du récipient dans lequel je mets les chips.



Ding dong. 



« Déjà ?! » Un dernier geste qui sauve, avant d’ouvrir à mes convives : embaumer les pièces d’un parfum d’ambiance, la seule chose que l’on doit faire à la dernière minute ! Le sourire jusqu’aux yeux, je dégage la porte. Devant moi, la dernière personne que j’attendais : le facteur. Il me tend une lettre, que j’attrape, l’air un peu confus. « Vous souhaitant une bonne journée » me répond-il, sa casquette en main.


Évidemment, je suis tentée de l’ouvrir, mais je remarque à l’arrière du papier que l’émetteur n’est d’autre que mon meilleur ami, Lucas. Curieuse, je déchire sans attendre la languette. Je n’ai aucune idée de ce qu’il souhaite me dire, ni pourquoi il m’écrit une lettre. Ma famille devrait arriver dans une quinzaine de minutes, alors je choisis de me jeter sur le canapé : une petite lecture me détendra. 

 


Chère Maya,

Tu dois sûrement être surprise que je t’écrive, penser que c’est too much. Je t’imagine affalée sur ton canapé, prête à lire en diagonale mon baratin (eh oui, je te connais par cœur). Pourtant, j’aimerais que tu lises attentivement, que tu prennes le temps d’accueillir ce que je te dis. Tout simplement parce que ce n’est pas facile pour moi.

 


Oh… Je ne sais pas comment réagir. Effectivement, il me connaît très bien, car je me redresse à la seconde où je lis ces quelques phrases. Lucas et moi, c’est une grande histoire. On s’est connu à l’école primaire, puis on a été séparés au collège pour cause d’affectation différente d’établissement. On habitait chacun d’un côté de la frontière du département. Je nous revois encore s’amuser à mettre un pied sur la ligne limite, à se croire dans un monde à part, dénué de tout cadre. À notre arrivée au collège, on avait réellement perdu tous nos repères : nos retrouvailles quotidiennes, nos habitudes, notre vie d’avant. Ce « monde à part » nous était imposé, et c’était là, la limite dépassée. Heureusement, notre lien a tenu le coup : je l’ai toujours perçu comme plus fort que tout. On se faisait des SMS, on s’appelait certains soirs. 


Je fixe ma plante à moitié morte sur ma table en verre, pendant que les souvenirs défilent dans ma tête. Il est temps de revenir à la réalité, à celle de la lettre. 



Alors voilà, depuis quelques mois, je me surprends à penser à toi. Différemment de d’habitude, je veux dire. Je pense à toi avec des choses en plus. Avec des envies de te retrouver, avec des regrets de ne pas t’avoir près de moi, avec plus d’intensité… Je pense à toi avec moins d’amitié, mais plus de sentiments. Je pense à toi comme je n’ai jamais pensé à toi, avec des picotis dans le cœur et dans le ventre. 

 


Ma main s’amène à mes lèvres instinctivement. Je ne peux pas le croire.

 


Ding dong.

 


Je ne bouge pas. Je n’ai pas envie de bouger. D’un œil complètement ailleurs, je lis la fin de la lettre. Mon cœur bat à tout rompre, et j’ai le ventre noué. Lucas me dit qu’il voudrait entamer une relation avec moi, qu’il se sent amoureux. Il ne nie aucunement l’amitié que nous avons développée, mais pense que nous pouvons évoluer sainement ensemble. Main dans la main. 

 


Ding dong.

 


Il me demande mon avis. Punaise. Mon corps parle pour moi, même si rien ne devrait se manifester actuellement. Ma famille attend devant la porte, j’entends même le fils de mon cousin pleurer. Moi aussi petit, j’ai envie de pleurer. Moi aussi, je m’impatiente. Je me sens confuse et bouillonnante, happée par une envie de fuir. 


Après des années d’amitié, je pensais le connaître parfaitement. Après des années à évoluer ensemble, je le pensais plus prévisible. S’il a développé une connexion de plus en plus intime avec moi, je ne sais pas vraiment si c’est le cas de mon côté. Il faut s’attendre à tout, en amitié, mais on ne peut pas tout accepter. Alors Lucas, je lis tes mots, mais je les comprends difficilement.

 


3 appels manqués. Mince, ma famille ! Je replie la lettre et la dépose délicatement sur mon étagère, en-dessous d’un livre. Promis, je ne l’oublie pas. J’ouvre la porte sur mes grands-parents, mon cousin, sa femme et son enfant. Ils ont le sourire et me racontent à quel point mamie a eu du mal à utiliser son téléphone pour m’appeler. Un classique dont je ne me lasse pas. Mes parents arrivent juste après, essoufflés d’avoir couru dans les escaliers.

- On pensait être en retard ! Pourquoi êtes-vous toujours sur le palier ?

- Maya ne veut pas nous laisser entrer, répond mesquinement mon cousin.

 

Un apéritif plus tard, nous voici prêts à nous attabler. Je me dirige vers la cuisine pour venir chercher le plat, mais mon esprit voit les choses autrement. La lettre de Lucas m'obnubile. J’ai envie de la relire, de lui répondre sans tarder. Pourtant, j’ai peur de ne pas trouver les mots justes et de le blesser à tout jamais. En amour, je suis maladroite, il faut dire. Je n’ai pas encore coché la case de la première relation, et celle du premier baiser, je l’ai effleurée. 

- Maya, tu viens ? lance papi, pressé d’avoir son pain de seigle.

- Oui j’arrive, une seconde !


Ce n’est pas le moment de prendre la lettre : le moment est à ma famille. Je tente de me persuader, de respirer un bon coup, avant de repartir les mains pleines vers la salle à manger. 

 


Les assiettes se font passer, tout le monde semble ravi du plat que j’ai préparé. Mes parents ne disent aucun mot, j’en conclus qu’ils me laissent le mérite. Même le petit de mon cousin est content de son jambon-purée. D’habitude si difficile à satisfaire, il commence visiblement à nous rendre la tâche plus simple. 

 

- Dis-moi ma chérie, as-tu rencontré quelqu’un ? 


Ma mamie a sorti la mauvaise carte, sur l’ensemble des questions qu’elle pouvait me poser. Je fais mine de ne pas comprendre tout de suite : 

- Ah j’ai rencontré beaucoup de monde ces derniers jours. Le coiffeur par exemple, j’y suis allée mardi dernier et…

- On parle d’un autre type de rencontre Maya, renchérit mon cousin, un peu trop impliqué dans la discussion.

- Ah euh, non. Je suis restée enfermée avec mes livres, ils sont plus intéressants.


Ma mère, plus pudique que sa belle-famille, me sauve la mise en proposant de la sauce à ma grand-mère. C’était sans compter mon papi…

- Le boulanger, et son pain de seigle très bon, tu devrais le rencontrer !

- Ça ne marche plus comme ça les rencontres, papa. À nos débuts avec Dalila, nous échangions par lettres. On appelait ça « nos bobards » car on s’inventait des vies. Jusqu’au jour où nos vies sont devenues qu’une, et que la réalité a dépassé la rêverie. Maintenant, c’est différent.

- De toute façon, avec toi tout est toujours différent d’avant, rétorque ma mère, les pommettes légèrement roses.

 

Tout est toujours différent d’avant. Cette phrase, prononcée avec franchise, résonne dans ma tête. Et si Lucas et moi devenions « différents d’avant » ? Et si on s’autorisait à changer le statut de notre relation ? Mes suppositions refont le monde le temps d’un instant. Finalement, il n’y a qu’à se dire oui, qu’à appuyer sur le bouton pour déclencher le statut « en couple ». Il n’y a qu’à se faire confiance. L'instantanéité d’un tel changement fait peur. 


Je dévisage mon poisson dans l’assiette, comme s’il avait été le pire des animaux aquatiques. Autour, mes grands-parents bavardent, mon cousin et sa femme font semblant d’être intéressés. Mon père ne s’est pas rendu compte qu’avec sa remarque il avait atteint la sensibilité de ma mère, qui se plaît à replonger dans ses souvenirs. 

 


Si le monde pouvait réellement s’arrêter à cet instant, je prendrais la lettre de Lucas, la relirais maintes et maintes fois, avant de lui répondre :

 

Cher Lucas, 

Tes mots se sont inscrits dans mon esprit comme le pollen incrusté dans la fleur. Je te remercie d’avoir été honnête. Pour ma part, je ne ressens pas de sentiments pour toi, et je préfère que l’on reste ami. Ces aveux nous feront sûrement l’effet que tout est différent d’avant, mais je ne l’espère pas. 

À bientôt,

Maya

 

 


 O.D.




© Oriane Delcourt (illustration)

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